Episode 5 – Clélia Berthier : Rencontre de matières par le feu et sortie des Beaux-Arts

La gueule pleine de dents, 2018, grille en fer chauffée à blanc incrustée dans un bloc de mousse polyuréthane rose, 50 x 100 x 100 cm

Clélia Berthier est une artiste française sortie de l’école des Beaux-arts de Nantes en 2019. Son DNSEP a été précédé par une licence en graphisme, puis une licence et un master en Arts plastiques à l’université Rennes 2. L’artiste travaille avec du métal, du cuivre, de la mousse polyuréthane, du film étirable, du PVC, du pain, de la pâte de riz ou encore des boyaux de porcs. Souvent elle fait le choix de créer une rencontre entre deux ou trois matières qui a priori s’opposent. Cette « rencontre » est souvent rendue possible en créant une réaction chimique ou en jouant avec la capacité polymorphique de ses matières. «  Je cherche les sensations, le corps à corps avec la matière ce qui m’amène à des « oxymores de forme ». Je suis dans la recherche d’une contrainte, d’un débordement, de l’événement et sa structure. » Les corrélations entre deux univers, l’un industriel et autoritaire, l’autre organique et troublant, nous entrainent vers les entrailles du chantier proches des entrailles du corps. « On va par exemple avoir une grille rigide qui va rencontrer un matériau mou, un carreau de faïence qui va être digéré par du pain, ou de la mousse de polyuréthane dans une étreinte avec un boyau donc je cherche le moment de rencontre et ce qui va me permettre d’exacerber leurs propriétés intrinsèques, respectives. Cela va jouer sur les caractéristiques de la sculpture, les formes, les densités, les textures ou même le poids. » Les Bourrelets et La Gueule pleine de dents en sont des exemples pertinents.

« C’est cette incertitude qui me plaît. Quand on cherche le hasard dans les expérimentations c’est aussi chercher la surprise, qui se fait aussi dans l’échec. Le hasard c’est plus dans les réponses formelles qui auront lieu. Sarah Troche l’explique bien dans sa thèse, Le hasard comme méthode. En soi, hasard et méthode ne sont pas si antinomique. Quand on revendique le hasard, on est des provocateurs de hasard et des aventuriers dans un jeu auquel on a délimité nos propres conditions. »

Hubble, 2016, plaque de cuivre chauffées au chalumeau, dispositif d’accrochage en bois, 15 x 10 x 0,1 chaque plaque de cuivre, 266 x 257 x 18 cm la planche de bois

Clélia Berthier fusionne les matières par l’emploi du feu tout en laissant le hasard transformer ses attentes et ses intentions. Inspirée par la Poétique du feu de Gaston Bachelard (« le feu n’est jamais immobile, il vit quand il dort »), elle soumet ses expérimentations à l’imprévisibilité de la flamme, ce qu’elle nomme des « hasards formels », rendant alors chaque facture unique. Plus encore, c’est à la charge narrative du feu qu’elle se raccroche. Hubble illustre bien cette fascination des nuances chromatiques engendrées par le feu d’un chalumeau au contact de la mousse polyuréthane et de plaques de cuivre, dès lors moirées d’auréoles. L’artiste se plonge dans ces nébuleuses cosmiques et donne alors le nom de Hubble, clin d’œil au télescope spatial de la NASA dont les photographies des galaxies et des nébuleuses sont à couper le souffle. Voyez comme le feu est un « générateur d’histoires », selon les termes de l’artiste, et emporte avec lui tout un champ de narrations. Le temps de cette interview me rappelait l’exposition Frapper le fer, l’art des forgerons africains au Quai Branly dont la maitrise totale du feu permettait de créer des objets à teneur sociale ou spirituelle dont les histoires et le savoir-faire émanaient en nombre des détails. Mais à la différence de ces artisans, Clélia Berthier se pose la question du moment où il est nécessaire de laisser les choses faire. Elle voit ici un « jeu entre l’intention et l’observation » qui lui rappelle l’œuvre filmique Nostalgia de Hollis Frampton (1971)

Les Bourrelets, 2019, série de sculptures en pain et carreaux de faïence cuites au feu de bois, dimensions variables

Le hasard surprend donc l’artiste et provoque ce que Roger Caillois appelle « la forme accidentelle ». Volvulus, qui signifie un « nœud dans l’intestin », représente cette idée d’accident grâce à l’emploi de boyaux de porcs, un matériau polymorphique, garnis de mousse polyuréthane. Fraîche, la membrane est translucide et souple, quand elle sèche, elle s’approche d’un papier à tabac fragile qui craquèle sous la pression du rembourrage. Nous faisons alors face à des entrelacements perpétuels de boyaux, à des gonflements et des débordements de mousse. Ce surplus de matières, Clélia Berthier, aime en jouer afin d’osciller entre l’attraction et la répulsion du public, la séduction et le dégoût, à la manière des photographies de nourritures abondantes regroupées dans le livre Real Food de Martin Parr, paru en 2016. La suée des pores, une pièce en préparation, nous le montrera aussi. Une pâte de riz bouillie et séchée transpire tout son gras sur un socle de ciment. Poreux, il vient boire et s’auréoler de la friture. D’un geste simple de cuisson, comment la matière réagit et créer des narrations ? Comment le geste est-il au service de la matière ? Finalement, Clélia Berthier permet de laisser aux choses d’êtres, de flouter les contours des formes afin de divaguer et créer des moments de bascules, d’écart, « exploser les interprétations ». Ses sculptures informes s’intègrent dans toute une généalogie de l’histoire de l’art contemporain où l’artiste saisit et fige dans la matière des gestes « simples, primaires » comme la lacération du feutre de Robert Morris (Wall hanging, 1969-70), le déversement figé en fonte d’aluminium de Lynda Benglis (Wings, 1970) ou le soufflage d’une bulle de verre emprisonnée dans un étau en acier de Clara Rivault (Objets spécifiques accouplés, 2019). 

Volvulus, 2019, 90m de boyaux de porc, flocons de mousse de polyuréthane, dimensions variables

Sa situation artistique d’aujourd’hui :

« Là, j’en suis juste à faire connaître mon travail et à accepter des propositions où je ne pense même pas à être rémunérée parce que je suis satisfaite d’avoir un lieu d’expression et de pouvoir communiquer sur mon travail. Mais c’est parce qu’on n’a pas les clefs et qu’on ne se sent pas légitime d’imposer ce qui devrait juste être normal, le droit à l’exposition. C’est dans le temps qu’il va falloir résister. Il faut pouvoir rentrer de l’argent et trouver un espace de travail. Il y a plein de choses, ça va se jouer au mental. »

Clélia Berthier

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