
Marc Socié, aka Sasha Kills est diplômé.e de l’école national des arts décoratif de Paris en 2013 et de la School of the Art Institute de Chicago 2011, iel a eu l’opportunité de partir en résidence à Los Angeles et à la Cité international des arts de Paris. Son parcours initial d’arts visuels (dessin, gravure, illustration et livre), lui a permis de comprendre comment le milieu fonctionne et de s’en détacher pour se construire personnellement. Son entrée dans le monde du drag se fera au Club Micky’s à Los Angeles en 2013 à la suite d’une résidence. Ce bouleversement d’un monde à l’autre, l’entraine à sélectionner les expositions sans être dans l’urgence de la surproduction. Sasha Kills va alors davantage chercher à articuler son travail d’art visuel avec ses performances drag qui l’aide à se construire et à s’épanouir dans son identité queer présente dans l’ensemble de son travail. De retour à Paris, iel organise les shows à La Guillotine et Le Buchay à Paris, puis s’installe à Berlin où iel dirige l’Omelette du Fromage drag show. Aujourd’hui, la crise sanitaire liée au coronavirus étant passée par là, chacun cherche d’autres alternatives pour continuer à vivre : iel ouvre alors le compte instagram La Queerantine où se déroule des lives virtuels drag queer dans un monde matériel post-apocalyptique, un moyen de déjouer le confinement.



Son travail artistique est un mix chimérique de médiums : dessin, livre d’artistes, drag, performance, costume, maquillage, vidéo, et/ou production musicale originale produits dans une liberté formelle totale. Il s’agit pour Sasha Kills de ne pas se restreindre vis-à-vis du regard ou des attentes des galeristes ou autres acteurs de l’art. Cette difficulté à accueillir et transitionner vers des formats différents d’un.e artiste lui semble beaucoup plus prégnant en France. Un cloisonnement entre les pratiques artistiques se révèle chez les galeristes, qui peuvent voir d’un œil snob le drag, « qui serait plus bas que l’art visuel ». Iel ne souhaite pas prendre un chemin créatif et y être associé.e perpétuellement. L’artiste me rappelle la créature chimérique de la mythologie grecque, l’Hydre de Lerne – corps de dragon ou de chien et têtes de serpent. Multifacettes, si l’ennemi vient à lui couper une tête, il en repousse doublement et se renforce alors dans sa nature même. Cette ouverture vers le renouvellement de son dessin et de ses performances prend ses racines dans le monde du drag, très ouvert à la pluralité des présentations sur scène.
« Le drag par nature est toujours très improvisé, précise l’artiste, à l’origine c’est vraiment un art alternatif. C’est ce qu’on appelle du lowbrow, des personnes autodidactes comme moi, sans aucun background de danse ou d’expérience scénique qui apprennent sur le tas. Cette connexion avec le théâtre populaire, spécifique par les interactions avec le public, la scène et la fausse sans barrière, ou encore la réactivité du public, c’est ce qui produit un espace de liberté et de non d’enjeux. C’est le seul endroit que je connaisse aujourd’hui où il y a une liberté totale et surtout une confiance de la part du public. Souvent les lieux te laissent t’exprimer exactement comme tu le souhaites et contrôler absolument tous les aspects. C’est aussi un monde beaucoup plus ouvert à l’expérimentation, à la réinvention. La base du drag, pour moi, c’est la réinvention. »
Dès lors, iel n’hésite pas à injecter son identité, ses influences et ses codes dans l’ensemble de son travail. Ses dessins – qu’iel produit sous son nom, Marc Socié – aux créatures surréalistes, sans tête ou hybrides sont des êtres lui apparaissant en vision, que se soit des choses anatomiques et réalistes ou des choses plus fantastiques et imaginaires. Ses chimères proviennent de son goût prononcé pour les formes rares et monstrueuses en regard des « canons classiques visibles partout et reconnaissables ». Iel choisit d’embrasser un trait tortueux et une palette sombre pour des représentations apocalyptiques d’invasions d’insectes ou d’autres illustrations nocturnes d’animaux sauvages sans têtes. Iel est fasciné.e par les formes qu’iel n’a jamais vu induisant le besoin de comprendre comment elle ont été créées. Iel parle même d’une « quête » de l’unicité qui provoque une réaction positive ou repoussante. Cette conception de l’art est proche du Romantisme où le sublime se fond avec le beau et l’effroi. On pense notamment aux Etudes de mains et de pieds de Géricault (1818-1819) qui surprend par le réalisme de ses fragments corporels en cours de décomposition et fascine par sa composition de nature morte macabre. Les compositions inédites de Marc Socié engendrent ces sentiments contradictoires grâce à ses associations du quotidien et de l’horreur. La précision de l’exécution et la fascination pour l’étude scientifique et l’intérieur des choses s’expliquent à travers ses études d’art mais aussi son stage d’illustrateur scientifique au Museum d’histoire naturelle d’Harvard à Boston.










« C’est mon côté baudelairien, j’arrive à voir de la beauté dans les choses que d’autres personnes trouvent immondes, dérangeantes et pourtant quand je regarde des choses anatomiques ou quand je regarde des choses de la taxidermie, comment on prépare des corps, il y a une grande beauté là-dedans. Je me sens aussi très proche du concept de l’inquiétante étrangeté de Freud, le principe selon lequel en bougeant un élément dans une pièce comme un objet flottant, un détails minime, peut créer cette impression d’étrangeté et cette observation qui relève du doute. Je le vois beaucoup chez les artistes que j’adore comme Hans Bellmer. »
Se dessine une envie de transformation à travers la malléabilité de ces formes qu’iel va chercher jusque dans son enfance, notamment avec la figure de Maléfique. Ce personnage lui aussi sombre et torturé, tiré de la Belle au bois dormant, intéresse l’artiste par sa capacité de métamorphose. Elle se change par magie en dragon dont la faculté des apparitions multiples se rapproche du drag en général et de celui de Sasha Kills en particulier. « En tant que personne queer, c’est assez commun de s’identifier dans les dessins animés aux personnages dits déviants et négatifs. Je m’identifiais plus au personnage de Maléfique car elle est damnée puis elle cherche sa vengeance. C’est surtout ce coté paria, mis à part et pour se venger des personnes qui l’ont oppressée, qui m’intéresse. Arriver à surmonter des traumatismes par l’art a toujours été quelque chose de très important dans ma construction. »








Le dessin mais aussi le drag s’apparentent à une catharsis de l’artiste qui rend compte des paradoxes de son identité dont iel prend conscience assez tôt enfant. Né.e sous X, iel a été adopté.e à un mois et ne possède donc aucune information sur sa mère biologique et ses origines. Iel fut élevé.e dans une famille française parisienne blanche alors qu’iel est une personne de couleur. Une anecdote marquante lui fait prendre conscience de sa différence avec sa famille : dans l’immeuble de leur appartement, se trouve une grande vitre dont le reflet lui fit remarquer : « je ne ressemble pas du tout à mes parents, à ma façon d’être perçu.e par le monde et à qui je pense être à l’intérieur. » Plutôt que de considérer négativement ce monde flottant, iel en a fait une force motrice en s’appropriant son identité profonde et en choisissant d’apparaître aux yeux des autres différemment et librement. « Cet extérieur je peux le modeler, je ne suis pas victime de mon corps ou de qui je suis. Je peux être capable de me modifier à loisir et surtout d’en jouer ». Sasha Kills devient insaisissable et indéfinissable car iel produit des transformations successives en l’espace d’une performance et, d’une fois sur l’autre, se renouvelle sur tous les registres du drag (queen, club kid, king…). « Je ne m’interdis absolument rien ».
Sasha Kills arrache ses différents habits dans la volonté de brouiller les pistes sur l’identité du personnage présent sur scène : alien, robot, humain, objet ? On entre dans son processus de réflexion à la lumière de sa performance Immaterial qui est un manifeste sur son identité. Elle commence par une phrase en anglais projetée en fond (traduit en français ici): « toute ma vie, je devais me séparer de ma peau, couche après couche, pour finalement réaliser que j’étais un tout depuis toujours. » Sasha Kills parle de son parcours de transition de son cisgenre vers son identité de genre non-binaire. Iel apparaît en sirène, en référence au dessin animé La petite sirène de Disney. Comme elle, l’artiste va se défaire de sa queue de sirène, – passer par une phase de serpent – pour arriver au corps humain qui est aussi une révélation sur soi. Iel passe par les mêmes phases que le personnage : questionnements, doutes et réalisation.




Son drag est pluriel et politique où iel traite de divers sujets : de la déportation des homosexuels lors de la seconde guerre mondiale au traitement actuel réservé aux personnes racisées se déplaçant sur le territoire américain. Iel s’attache en effet à produire des performances liées à l’actualité : « mon ambition est d’arriver à porter un message qui fasse réagir les gens et créer une impression de distraction tout en apportant une valeur supérieure ». La figure de l’alien avec sa valise lors de sa performance Alien registration peut donner ses impressions de science-fiction mais révèle finalement une signification plus actuelle et politique. Il s’agit d’un « terme déshumanisant pour dire étranger et pour désigner un être non-humain. » Il est utilisé dans l’administration et par certains policiers ou officiers lorsqu’ils parlent de personnes qui se trouvent sur le territoire illégalement. Ce terme possède donc une portée violente que Sasha Kills emploie de manière sous-jacente dans sa performance produite à la suite d’une visite aux Etats-Unis. On entend notamment des enregistrements audios des questions posées lors des contrôles sur : les raisons de la visite, les fonds bancaires, sa famille, où se trouve le logement. « Toutes ces choses auxquelles je suis confronté.e quand je vais aux Etats-Unis ou quand j’y suis allé.e. Toutes ces questions sont hyper blessantes, avec un traitement froid, humiliant et déshumanisant exercé sur les personnes non-blanches. C’est un système d’intimidation et d’humiliation pour te faire sentir comme autre et moins que rien » précise-t-iel. A l’issue de cette performance, Sasha Kills revient à sa nature humaine dans le but de montrer, derrière la monstruosité perçue, que règnent fragilité et sensibilité. C’est une nouvelle fois, un exercice de sublimation des traumatismes vécus.


Être artiste drag – dont le quotidien est la production sur scène devant un public – en tant de crise n’est pas facile. Il lui a fallu trouver des alternatives à ses shows habituels organisés à Paris et à Berlin qui se sont tous arrêtés d’un seul coup. La création de La Queerantine est venue dans l’urgence de la situation. Très influencé.e par la culture internet, web, des chatroom, iel va naturellement créer ce compte instagram, comme plateforme de showlives, DJ sets et de rencontres avec des invité.es dispersé.es un peu partout dans le monde. Sasha Kills souligne d’ailleurs la beauté de cette situation : « on peut créer et arriver à se connecter avec des gens avec lesquels cela n’aurait pas été possible dans la situation des bookings habituels. »
Le mode survie activé, ces trois événements par semaine sont l’opportunité pour l’artiste, non seulement, de se faire rémunérer mais aussi de rémunérer ses invité.es, par un système de dons avec un compte Paypal, par exemple. Grâce à la fidélité et la générosité des spectateur.rices, Sasha Kills a pu continuer à vivre et à produire de nouvelles performances au cours du confinement. Sa situation étant aussi précaire du fait de son arrivée récente à Berlin, iel ne touche plus les aides françaises et est dans le même temps, dans l’attente de recevoir son statut allemand d’artiste. Il est intéressant de savoir qu’un fond d’aide à la vie nocturne berlinoise a été lancé : Berlin Collective Action’s Nightlife Emergency Fund. Iel note finalement, qu’à travers cette crise, on a vu que l’art possède une véritable place essentielle. « C’est une période très inspirante et intéressante à regarder après avec plus de recul. On vit un moment historique. » Dans l’attente de voir ce qu’il va se produire par la suite….




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