
Live by the sword – Dorian Electra Au Point Ephemere (Paris) pour la soirée «Dragkingathon» 4min, 2019
Photos par Fleur Elahee Costume confectionné avec l’aide de Camille Halimi
L’artiste drag king, Saint Eugène, nous révèle une multitude de clefs de lecture nous immergeant dans la culture queer et drag. Si vous êtes habitué.es à des schémas plus traditionnels de l’art contemporain, Saint Eugène viendra faire voler en éclat vos conceptions artistiques et formelles. Iel (terminologie inclusive pour désigner une personne non-binaire) effectue des performances drag depuis la découverte de ce monde après un séjour de trois ans à Miami intensifiée par son expérience du théâtre. Sa pratique artistique se compose de deux champs : la performance narrative et le dessin qu’iel qualifie d’« hyper-catharsis ». En parallèle de ses études à la HEAR (Haute École des arts du Rhin), Jeanne L’Homer va forger un lien fort au drag à la House of Diamonds de Strasbourg, une « scène ouverte perpétuelle permettant une liberté d’expérimentation » me précise-t-iel. S’y organise le Diamant Brillant Drag Show, un événement d’art performatif queer regroupant diverses catégories de représentations : drag kings, drag queens, drag queers et club kids. Le drag, qui est une expression théâtralisée du genre, lui permet aujourd’hui d’explorer des formes expérimentales multiples de mises en scène et de la narration où le jeu, l’écriture, la musique, le costume sont pensés avec finesse et produit avec une grande rigueur. Iel dessine notamment en amont et penses beaucoup à la manière dont iel va mettre ses personnages en valeur, les récits établis et ce système de couches superposées nommé « narration par le striptease ».





Career Boy – Dorian Electra, bruitages libres de droits, dialogues écrits et enregistrés par Jeanne L’Homer thème imposé: «Transhumanisme» au KLUB (Paris) pour la soirée «La Guillotine», créée by Sasha Kills 5min46s, 2019
Photos par Emma Boudon
La culture queer états-unienne l‘accompagnera dans cette nouvelle création du drag qui accordera à l’unisson sa pratique du théâtre, du dessin et de la couture de costumes. A côté de films ou documentaires (série Pose, documentaire Paris is burning et The Queen) qui s’inscriront comme références inévitables à son histoire personnelle – et pour beaucoup d’artistes queers – , un programme télévisé actuel mettra en lumière un art de la performance longtemps incompris et rejeté. L’émission RuPaul Drag Race a permis de démocratiser l’expression artistique de soi à travers la création – le plus souvent – d’un personnage féminin par des hommes cis. A l’époque de Coccinelle et Bambi en France, on parlait de « transformiste ». Héritière de la ballroom scene des années 70 et la première house racisée créée par Crystal LaBeija, l’émission américaine vient ainsi révéler la complexité du travail des drags queens. Les candidat.es embrassent leur personnalité en déployant une exagération de la morphologie féminine, le maquillage poussé à son paroxysme et du style vestimentaire magnifié qui répondent à cette identité proche de l’autofiction. « Cette émission a permis à beaucoup de gens de découvrir le drag, de le démocratiser, de le sortir d’un aspect très décrié car pendant longtemps, on l’a associé à la pauvreté, aux drogues, au travail du sexe, qui au demeurant sont des choses reléguées en marge de la société » nous précise Saint Eugène, qui insiste aussi sur la nature diffamante de ce programme. « Rupaul’s drag race est une émission misogyne et transphobe qui offre une vision très formatée et limitée du drag. Par ailleurs, RuPaul refuse manifestement de faire évoluer son émission avec la culture drag actuelle et n’a pas admis de queens trans dans son émission depuis la polémique… »
Il est une catégorie notable dans les communautés de la ballroom qui permet de comprendre plus en profondeur ce qui constitue historiquement la démarche des drags kings : les femmes lesbiennes butch ou des hommes trans, qui pratiquaient la « male impersonation ». Derrière la volonté critique et politique des hiérarchies en place dans notre société, le drag king « montre sur scène quels sont les mécanismes qui font et construisent les masculinités qui se veulent naturelles, quelque chose qui va de soi sans artifice, par pseudo-opposition au féminin présenté comme quelque chose d’artificiel. Le drag king va ramener sur le devant de la scène ces faussetés-là, ces mascarades-là. On pense notamment à La performance de genre de Judith Butler. C’est important de penser aux fondateurs et de se débarrasser des idées reçues sur le king classique pour se rendre compte du côté signifiant de ces représentations très masculines sur scène. »






Première performance à Paris, pour la soirée «Screen Queens» créé par Morphine Blaze et Babouchka Babouche 6min26, 2019 Cette performance a été créée au Diamant D’or en 2019, et reenacté à Paris et à Irun (Pays Basque) dans le cadre de l’exposition «We are here, we are queer» par Marion Cazaux
Saint Eugène fait appel à la poétique du burlesque pour créer ses masculinités signifiantes. Il ne s’agit pas d’un effeuillage jusqu’au dévoilement du corps mais d’une « narration par le striptease » qu’iel propose. Les performances de Saint Eugène sont conçues sur la base de compositions fantastiques dessinées qu’iel cherche à donner vie, au plus proche de son imagination. Sur scène, ses « illustrations vivantes » se nourrissent de la littérature réaliste où le moindre accessoire, le moindre détail des longues descriptions, cache un indice narratif. Inspiré.e dans son quotidien par des paroles de musique, couleurs, personnages, films, sons, odeurs, iel déploie à la manière d’Hoffmann son propre orchestre visuel et sonore. Il disait « c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes ses choses ont été engendrées par un même rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir dans un merveilleux concert. » (in Charles Baudelaire, Salon de 1846) Voyez alors le déploiement de l’histoire se faire par couches de costumes retirées les unes après les autres, chapitre après chapitre, afin de composer sa toile.
Affublé.e de couleurs sentimentales, symboles religieux ou médiévaux et chorégraphiant ses mouvements sur des collages sonores nommés « fictions audios », iel amène les spectateurs dans des univers uniques qui les laissent aussi libres d’interprétation. Découvrez des extraits dans les différents épisodes du podcast de Garçon carrière, Count von Count, Lady Oscar, Feu, etc.) Ce rapport au public est très important pour iel : « le régime d’attention du public est très différent : le rapport de hiérarchisation entre la scène et « la fosse », le statut de performeur qui est beaucoup plus proche de celui des spectateurs qu’il ne l’est quand on est dans un white cube ou alors lorsqu’on est au théâtre dans une pièce classique, avec une scène surélevée. Là, tout le monde est à peu près au même niveau, non seulement d’un point de vue physique, car en général la scène est très basse ou inexistante, et aussi au même niveau socio-économico-culturel : les personnes queer et les artistes queers sont souvent précaires. On est aussi là à produire pour notre propre communauté. Il y a une espèce de cycle, vu que c’est ouvert à tout le monde : tous celleux qui ont été spectateur.rices hier peuvent devenir performeur.euse demain et vis-versa. »
Le.a jeune artiste a aussi recourt à des prothèses en latex pour parfois mystifier encore un peu plus ses personnages ou les rendre plus qu’humains. « Le visuel devra toujours être signifiant par rapport au concept de mon histoire et à ma narration. » En référence à la notion de vallée de l’étrange conceptualisée par Masahiro Mori, Saint Eugène explique qu’iel crée un « personnage souvent souffrant, difforme à la limité de la monstruosité et hyper sensible. Je travaille notamment sur la notion d’hypersensibilité refoulée ». Olivier de Sagazan propose ce type de métamorphoses du corps au sein de ses performances animales où la terre est modelée à même son visage, puis retirée, percée en continue, découvrant ainsi de nouveaux visages énigmatiques. Le côté préfabriqué à la manière de Michel Gondry ou Wes Anderson participe également à transformer la réalité, la disrupter et jouer sur les codes sociaux.






Photos par Emma Boudon
Bien que la démocratisation du drag soit en mouvement, il reste encore du chemin à sa reconnaissance en tant qu’art performatif à l’image du théâtre ou de la performance plasticienne. Manquant encore de reconnaissance et de légitimité et marqué d’une absence notable d’archives pour tracer son histoire, il se produit une « invisibilisation de l’art queer et des existences queers ». Saint Eugène, poussé.e par l’un de ses professeurs de la HEAR, va alors porter une certaine attention à la captation de ses performances afin de produire une véritable pièce artistique accessible au plus grand nombre (à retrouver sur YouTube). Ayant peu de moyens pour produire, le système D est inévitable. Iel va pouvoir faire appel à des amis ou des étudiants en cinéma qui viendront assister gratuitement à ses performances à la House of Diamonds (Strasbourg) en échange des captations. Ce système d’échange naît d’un fonctionnement particulier de la scène drag. En France, elle est autogérée et autofinancée. Le lieu de représentation des jeunes artistes strasbourgeois notamment est un espace associatif tenu secret et personne n’est rémunéré. « Ce qui ne les empêche pas de faire des performances extrêmement poussées » souligne Saint Eugène. Toutefois, il existe des moyens de vivre du drag par le biais des bookings à Paris (mais pas que) c’est-à-dire des réservations où le.a performeur.eus est invité.e à se produire contre rémunération. L’artiste souhaite voir évoluer son drag, l’amener dans d’autres espaces pour une meilleure visibilité de ce travail, une meilleure appréciation, une meilleure rémunération : « J’aimerai pouvoir faire sortir le drag des bars et le faire aller vers des lieux plus reconnus, institutionnalisés. Tout en gardant les codes du drag comme le camp, le playback, le rapport au public et la liberté d’expérimentation. Les faire évoluer vers de nouvelles structures pour plus de reconnaissance. Idéalement, pouvoir atteindre une forme hybride entre théâtre et art contemporain. Peut-être créer de nouveaux lieux pour le drag. » Finalement, il est important et primordial pour iel de faire reconnaître cet art comme un art à part entière dans les écoles et dans des lieux autres qu’undergrounds et cachés.
Never Knew Love like This before – Stephanie Mills, La Marche Nuptiale – Mendelssohn au the Diamant D’or, 5min20, 2019
Je souhaiterai finir ici avec une structure que m’a partagé Saint Eugène : Organisé par Morphine Blaze, Minima Gesté, Clémence Tru, Poulette Zhava-Kiki, Jean-Rémi, Ruru Pepito, Vesper Quinn (seul drag king du collectif), Sonia Laurent, Paul Roche, Gigi et Daze, Pagaille Partout qui, pour une meilleure visibilité et rémunération des exclues de ce monde privilégiant des soirées inclusives et safe où tout le monde est le bienvenu. Cette structure essaye de réaliser des soirées plus inclusives où tout le monde est rémunéré en développant un système pour soutenir les performeur.seuses. Morphine Blaze fait un travail conséquent pour l’amélioration des conditions de travail et de l’inclusivité dans le monde parisien. Iel organise notamment la Misandrag, une soirée sans mec cis parmis les performeur.euses. Saint Eugène explique effectivement « qu’il n’existe pas d’équivalent de syndicat ou d’association comme pour les artistes plasticien.nes qui puissent nous aider à nous organiser. Pourtant, de plus en plus de performeur.euses drag se produisent sur scène. »
Je souhaitais vous dire combien cet épisode et ceux qui arrivent ont une importance de taille dans la compréhension de ce qui constitue l’art contemporain aujourd’hui. Cet épisode avec Saint Eugène en est un exemple important. Pourquoi figer les formes plastiques au sein de catégories ? Le drag est un très bel exemple des porosités qui se créent aujourd’hui et qui perturbent les lignes. La fluidité du langage et des représentations queers brisent la fixité de nos schémas. Ce qui peut, je le conçois, dérouter et perdre le spectateur qui aime se raccrocher à des choses connues, disons classiques, des genres spécifique de l’histoire de l’art comme le dessin, la peinture, la sculpture, le figuratif, l’abstrait, le minimalisme, les installations monumentales et j’en passe. Mais finalement tout matériau, toute culture, tout genre, toute forme, harmonie ou dysphonie, corps ou pinceau, installation vidéo ou tableau vivant, photographie ou empreinte en latex, participent à notre monde artistique d’aujourd’hui. Et ce depuis les années 50-60, avec une impulsion marquée dans les années 80-90. L’art queer n’est pas une catégorie à part. La chose qui marque c’est qu’il se qualifie par un terme déconcertant « le queer » qui est sans définition, en d’autres termes non-finie dans ses significations et qui donc impliquerait un écart avec ce que la société d’aujourd’hui connait à savoir ces fameuses catégories, cases, codes, normes. Moi même, j’établis ma propre déconstruction d’historienne de l’art et je me confronte parfois à mes pensées limitées qui vient finalement d’un enseignement lui-même convaincue du savoir élaboré dans les livres par des mecs cis blancs occidentaux et peu remis en question à travers les études de genre, de classe et de race. Ce qui fait que les théories féministes; queer et post coloniales doivent s’inscrire comme « norme » au sein des études d’histoire de l’art. C’est important dans le sens où cette recherche seraient mieux représentées, se diversifieraient en France et seraient mieux subventionné et soutenues par l’état. Cette évolution de l’enseignement est d’autant plus fondamentale qu’aujourd’hui la société tremble à travers les figures colonialistes arrachées de leur piédestal triomphal, la représentation et le respect des personnes trans et noires plus que jamais présents dans les médias avec le mouvement black trans lives Matter ainsi qu’à travers le cris à coeur ouvert des femmes victimes de violences et de sexisme. Une société où le désintéressement et l’ignorance de ces problématiques actuelles, même dans le champ de l’histoire de l’art, est un choix participant aux discriminations, sexisme, transhophie et au racisme systémiques. Parlons des artistes drag, parlons des artistes trans, parlons des artistes noir.es, parlons des artistes femmes qui sont bien souvent à l’origine des bouleversements artistiques et politiques !
Photos par Fangning Mao, Maya Saurel Deiss et Emma Boudon
► Saint Eugene Instagram (performances)
► Jeanne L’Homer instagram (illustrations)
►Compte Youtube Saint Eugene (performances)