Episode 1 – Darta Sidere : Espace du toucher et droit à l’exposition

Svalka, 2019, stéatites, acier, dimensions variables

Diplômée en 2019 de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Darta Sidere travaille avec des pierres calcaires, des stéatites, du bronze, de l’acier. Elle développe ce qu’elle appelle « l’espace du toucher » en sculptant ces matériaux ou en les laissant interragir par des effets chimiques. C’est d’abord grâce à sa formation à Milan auprès de l’artiste Gianni Caravaggio (entre 2013-2014), qu’elle commence à traiter la pierre et à l’appréhender autrement qu’en une sculpture traditionnelle. Elle cherche à poursuivre ses expérimentations à Rennes par le biais d’un stage avec un tailleur de pierre et à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris au sein d’un atelier de taille pour « s’habituer au matériau et voir quelles autres possibilités je peux apporter pour la création de sculptures en pierre » nous dit-elle.

L’artiste lettone Darta Sidere nous explique, dans les premiers moments de l’interview, son long parcours d’étudiante et l’apport des différentes écoles et universités qu’elle a côtoyées. Les fomations n’étant pas identiques, elle a pu y puiser dans chacune d’elles des enseignements à part entière pour faire grandir sa pratique. « Ce sont des expériences que j’essaye de varier et d’accumuler » précise-elle. En parallèle de ces études, elle a la possibilité de partir en résidence notamment en Lettonie et au Luxembourg. Cette dernière, réalisée à la fin de ses études, fut sa première expérience professionnelle d’artiste.

Comment se défaire des techniques ancestrales de la sculpture ? Comment agir sur la matière, la retirer différemment ? Elle arrose notamment des pierres calcaires d’acide nitrique qui donnera forme à l’oeuvre In transit (2019). La matière est attaquée par ce produit chimique qui agit de manière autonome, employé pour la gravure. Faisant également référence aux pluies acides qui rongent les vieux monuments, elle voit cette réaction comme « une sorte de gravure naturelle ». En parallèle de cette action rapide à l’aide d’un composant minéral fort, elle réalisa une sculpture vivante, un écosystème lent entre de l’acier, du zinc ou du bronze avec du sel, de l’eau et du vinaigre plongés dans un aquarium sur-mesure. Submergé dans la berceuse (2018-en continue) est une réaction en perpétuel renouvellement, qui dure dans le temps.

« Je crée un environnement naturel en reproduisant l’eau de mer et en ajoutant le vinaigre, qui renvoie vers la pierre calcaire transformée avec l’acide nitrique. Le vinaigre est également un acide qui attaque le métal sculpté en une forme rappellant le corps. Je les laisse dans cet espace fermé afin de voir comment ils évoluent. Par exemple, des cristaux de sel apparaissent et disparaissent. Les conditions spécifiques d’un temps illimité en relation avec un espace limité, c’est ce qui me fait penser à cet état « plongé dans la berceuse ». Nous sommes plongés dans un moment et en même temps les choses du monde évoluent à notre insu. »

Durant notre discussion, nous faisons le parallèle avec le confinement. Elle se sent plongée dans sa berceuse de 12m2 : « je suis isolée mais la vie continue et des choses se passent autour de moi ».

In transit, 2019, pierres calcaires, acide nitrique, roulettes, dimensions variables
Submergé dans la berceuse, 2018-en continue, bronze, zinc et acier, différentes mesures

Nous abordons un autre travail reflètant la transformation des matières par l’effet de la nature qui a elle-même absorbée les produits dérivés engendrés par l’humain. Après la pluie acide, c’est au tour du sac plastique d’être sujet d’une archéologie du futur. Les stéatites sont ici l’oeuvre d’un façonnage et ponçage manuel, long, réalisé par l’artiste. Sous la forme organique de Svalka (2019), qui signifie « enfouissement » en russe et « fraîcheur » en suédois, se serait aggloméré des millions d’années de sédiments sur le sac plastique. Inspirée par la formation des roches et la géologie, Darta Sidere « essaye d’imaginer ce rapport entre nature et plastique et, par le processus naturel, imaginer que le plastique deviendrait une partie de la terre et prendrait ces formes plastiques d’ici des millions d’années ». Cette accumulation de matière soumise aux conditions extérieures se réfère à l’érosion des roches métamorphiques des montagnes qu’elle compare à la « création d’une sculpture ». Cette idée de « montagnes sculptées » dialogue avec l’installation ex-situ, Pars Pro Toto (2017), produite par l’artiste allemande, Alicja Kwade. Elle place en extérieur de grandes sphères de pierres colorées dont les veinures visibles sont la représentation du temps compressé. C’est alors que Darta Sidere parle de « tempsification de l’espace » :

C’est assez impressionnant d’imaginer qu’une pierre est dû à la fabrication du temps, c’est quelque chose de tellement abstrait que je ne peux pas l’imaginer, et en même temps, on a cette preuve qu’il est là grâce à la présence des pierres et leur poids. Je suis vraiment intéressée de savoir comment la nature sera dans le futur.

Insisté autant sur la temporalité et le poids d’une matière est la preuve d’une attention de l’artiste portée au toucher. Autour de nous, le monde évolue vers l’immatérialité et la virtualité. Elle découvre notamment la Touchable haptic technology et s’interroge – d’autant plus dans ce contexte du confinement où nous avons tous été ultra connecté.es – sur l’émergence d’une nouvelle relation aux objets, à l’espace et aux individus. « Le rapport au toucher va être changé. Je ne sais pas dans quel sens. Le toucher c’est une preuve de l’existence de ce temps infini et sans toucher on est suspendu. » Son parallèle à la vidéo Nantes triptych’ (1992) de Bill Viola en est une belle représentation : cet homme en flottement dans l’eau touche et est touché par l’eau. « Sans ce poids, sans toucher quelque chose, on est dans ce flottement. C’est pourquoi la sensation du toucher est importante pour percevoir et sentir la présence. Les nouvelles technologies nous font flotter dans le monde virtuel. On va être tout le temps présent.es, toujours connecté.es, mais virtuel.les. » Elle reproduit cet état de flottement en plaçant en équilibre ses stéatites sur des structures d’acier chancelantes. A tout moment, la pierre peut basculer : « j’essaye de jouer sur cette double perception de légèrté de la surface qui suscite l’envie de toucher mais en posant le poids lourd sur l’acier résistant, je montre qu’il y a un poids, une masse. »

Svalka, 2019, stéatites, acier, dimensions variables

Darta Sidere travaille depuis ses 16 ans. Au cours de ses études, elle superpose parfois jusqu’à deux jobs alimentaires. A la sortie de son diplôme l’année dernière, elle est employée en tant que monitrice à l’école des Beaux-Arts. Un emploi qu’elle occupera de nouveau l’année prochaine. Cet à-côté obligatoire finançièrement, elle l’a transformé en un avantage bénéfique pour aérer son temps d’artiste. Elle ne nie pas que la liberté est un atout majeur à la création et qu’adapter son temps conséquent de recherches et de pratique en fonction d’un travail alimentaire est difficile. Ce fut le cas lorsqu’elle avait un CDI au sein d’un café qui lui demandait de travailler 3 jours par semaine. Nous parlons des évolutions nécessaires à la condition des jeunes artistes sortant de leur formation. La réponse est claire et ne se fait pas attendre : « aujourd’hui, c’est important lorsqu’on participe à des expositions, d’être payé. On investit notre temps, notre ressource dans un projet apprécié par des gens et on ne reçoit rien en contre-partie. » On tente une approche avec le statut d’intermittent du spectacle qui pourrait inspirer le statut des artistes : être payé pour les heures réalisées. Quel statut pour quelle liberté financière et créative ?

Puis, l’échange tourne à l’utopie. Je lui demande : « comment aimerais-tu être rémunérée lors d’une exposition ? Sous forme d’honoraires ou de salaire par mois ? ». Mais très vite on retouche les pieds sur terre. Malheureusement nous sommes dans une pratique d’échange de bon samaritain : prêtez-nous vos oeuvres, nous vous offrons un lieu de visibilité. Darta Sidere précise même dans un rire grinçant : « et parfois on doit même payer pour le lieu » ! A partir de ces quelques constats, je me demande si une éducation beaucoup plus approfondie sur notre monde de l’art, son marché, son économie et son administration par exemple ne serait qu’un atout majeur à toute formation d’historien.nes de l’art, d’artistes, chercheur.euses, auteur.es. Ne pas attendre de se spécialiser pour avoir les clefs en main pour pouvoir mieux comprendre le système et donc le déconstruire. Darta Sidere m’explique qu’il ont eu un cycle de conférence avec l’agence TADA qui leur a présenté le statut d’artiste dans le monde professionnel et le « backpack de l’artiste ». L’administratif est un point important mais peut-être pas suffisant. A méditer.

DARTA SIDERE

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